Au Mali, plus que partout dans l’ouest africain, la parole est restée un art, car, expression d’une civilisation, elle demeure l’apanage de ceux qui, de génération en génération, se transmettent l’histoire et la culture maliennes : les griots traditionnalistes ou Belen-tigui, « les maîtres de la parole ».
Dépositaires de la mémoire des peuples, les griots de souche appartiennent à une caste professionnelle aussi vieille que la société malienne. De père en fils, de mère en fille, ils perpétuent ce qu’on appelle la tradition orale. Dans les grandes occasions, ils parlent, chantent, jouent de la musique, retracent l’histoire millénaire qu’ils ont reçue de leurs aïeux et la complètent par les événements qu’eux-mêmes ont vécus ou vivent.. Quand un griot parle, tout le monde se tait, pour apprendre de sa bouche, car son art ne se limite pas à sa science de l’histoire. Il manie magistralement mots et allégories, silences et rythmes. Habillant ses narrations de contes et de légendes, faisant intervenir son imagination afin d’éveiller celle de son auditoire, le griot chante pour émerveiller, enseigner, voire menacer lorsque sa mélopée se transforme soudain en un feu roulant de mots aussi soutenu que les sons du tam-tam.
Parmi ces maîtres de la parole, les Maliens du XXè siècle, y compris les plus jeunes, tiennent Bazoumana Sissoko pour le plus grand des griots contemporains. Aveugle, ce digne vieillard n’est intervenu que dans les occasions exceptionnelles, comme pour jalonner l’histoire et les mémoires de ses irruptions dans l’actualité.
En 1960, il s’est manifesté par deux fois sur les antennes de Radio-Mali : lors de l’éclatement de la Fédération du Mali (laquelle rassemblait le Sénégal et ce qui était alors le Soudan ex-français) et le jour de la proclamation de la République du Mali. Puis ce fut le silence. Jusqu’à un certain jour de novembre 1968 où, entendant soudain la voix du griot national, les Maliens comprirent qu’un événement important venait de se produire : il s’agissait du renversement du Président Modibo Keïta par de jeunes officiers. Puis à nouveau le silence. Quand, en 1974, un conflit frontalier avec la Haute-Volta d’alors risqua de dégénérer en une guerre, le « Vieux Lion » -puisque c’est ainsi qu’on l’appelle- reparla et rechanta le Mali.
Le vrai griot n’intervient donc que rarement en public. Car il existe des griots secondaires, parmi lesquels on trouve aussi bien de véritables traditionnalistes que de simples marchands de louanges et de musique. La race des griots traditionnalistes se meurt, ce qui a inspiré à l’écrivain malien Amadou Hampaté Bâ cette belle et tragique formule : « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».
L’ayant compris et exprimé , Amadou Hampaté Bâ s’est attelé à la tâche de transcrire la tradition orale. Ce faisant, il a inauguré un genre littéraire inédit, seul garant de la perpétuation des acquis du passé : la « tradition orale écrite », pour ainsi dire. Il est incontestable que l’histoire retiendra son nom comme celui du père fondateur d’une génération de « griots de l’écrit », bien que n’étant pas lui-même de la souche des griots. Derrière Amadou Hampaté Bâ, sont venus des jeunes que la formation universitaire n’a pas éloignés de la tradition orale. Parmi eux, il faut mentionner Seydou Badian Kouyaté qui dans des ouvrages magistraux, parfois romancés, a restitué aux nouvelles générations le Mali ancestral enfoui dans la mémoire des griots. Mais de l’extraordinaire communauté des intellectuels maliens ont surgi aussi de jeunes écrivains et chercheurs qui se sont mis à leur tour à l’écoute des anciens. En Afrique, ils ont acquis leurs lettres de noblesse, faisant ainsi retrouver au Mali sa réputation de « réservoir culturel ». Ceux-ci ont noms Massa Makan Diabaté, Issa Baba Traoré, Sekene Mody Cissoko, Bocar N’Diaye, Sadia Traoré, Issa Traoré, Django Cissé, Madina Ly Tall… Mêmes les non-historiens et les non-sociologues ont rattaché leurs études techniques à la tradition et à l’histoire. Economistes ou géographes, tels Youssouf Cissé ou Rokiatou N’Diaye Keïta, leurs écrits ont conservé cette obsession de la référence à la culture qui a fait de la parole comme de la littérature malienne un même art cohérent.
A suivre.